La beauté au milieu du chaos

Entretien

La beauté au milieu du chaos

Vincent Macaigne par Jean-François Perrier

En juillet 2011 au Festival d’Avignon, un spectacle fait l’événement : Au moins j’aurai laissé un beau cadavre. Librement inspiré du Hamlet de William Shakespeare, il suscite engouement et questionnements, tellement il déborde les codes d’interprétation et les normes scénographiques, offrant aux yeux du public un univers sonore, mental et esthétique auquel il ne peut échapper. C’est l’œuvre d’un metteur en scène et d’une équipe de comédiens très fortement engagés dans un théâtre imaginé pour « mettre en mouvement » le spectateur plutôt que de chercher à lui plaire ou à le convaincre.

Ce n’était pas le premier spectacle de Vincent Macaigne qui, depuis ses années d’études au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, a toujours multiplié les activités de comédien, metteur en scène, réalisateur et auteur. Dès 2004, il présente une série de Requiem, ces « chants que les vivants adressent aux morts », qui font exploser la violence des rapports entre frères ou entre père et fils. Construits selon les mêmes principes : mélange entre des textes divers, dont ceux de Vincent Macaigne, ils donnent lieu à des improvisations conçues comme de véritables dialogues entre les mots des auteurs, ceux du metteur en scène et ceux des comédiens. On y perçoit les influences de Romeo Castellucci, de Matthias Langhoff ou Frank Castorf. 

« Un seul but pour cet art dévorant ses artistes : être dans la réalité de la fiction et non pas dans la fiction de la réalité, jusqu’à la démesure. »

Influences mais la démarche est très singulière, forte, inscrite dans un aujourd’hui complexe et contraignant, celui d’une génération qui hausse le ton pour se faire entendre en s’appuyant sur les colères de grands ancêtres qui ont déjà tenté de faire surgir la beauté au milieu du chaos. Un seul but pour cet art dévorant ses artistes : être dans « la réalité de la fiction et non pas dans la fiction de la réalité », jusqu’à la démesure. Shakespeare en premier lieu mais aussi Dostoïevski qui inspirera Idiot ! (2009) puis Idiot ! parce que nous aurions dû nous aimer (2014). Un idiot plus « naïf » que « fou », qui devient une sorte de « monstre » qui court à sa perte. En voulant préserver fanatiquement ce qui a été construit de beau ou de bon, le prince Mychkine ne veut pas voir surgir ce monde nouveau qui l’effraie.

« Représentation qui évolue, soir après soir, exigeant de l’interprète qu’il reste vigilant et ne reproduise pas en affadissant ses personnages. »

Cet équilibre fragile entre fidélité aux œuvres qui inspirent et appropriations personnelles guide ce voyage théâtral dans les eaux troubles de la tragédie, entre sang, sueur et larmes pour « rêver le monde ou le cauchemarder ». C’est au cours des répétitions que se construit vraiment la représentation, avec ses tâtonnements, ses errements, ses fulgurances, ses évidences… Représentation qui évolue, soir après soir, exigeant de l’interprète qu’il reste vigilant et ne reproduise pas en affadissant ses personnages. Le théâtre doit toujours être de chair autant que de pensée pour que s’établisse « un lien vrai avec le public ».

Vincent Macaigne adore le mélange entre « burlesque et tragique » qui traverse Je suis un pays et Voilà ce que jamais je ne te dirai (2017). Deux spectacles qui s’imbriquent l’un dans l’autre, et qu’il qualifie « d’avant-guerre », d’avant les changements radicaux et les troubles qu’ils suscitent, sans doute prémonitoires sans le savoir. Une façon pour lui de revenir à ce rêve qui l’habite depuis très longtemps : mettre en scène La Montagne magique de Thomas Mann, ce roman d’après-guerre qui raconte l’avant-guerre.

Les années suivantes seront consacrées au cinéma qu’il fréquente depuis 2001 (60 participations entre courts métrages, longs métrages et télévision dont 22 depuis 2017). Essentiellement comme comédien (7 nominations aux Césars) mais aussi comme réalisateur. Ce déséquilibre entre cinéma et mises en scène s’explique par la nature même du travail théâtral de Vincent Macaigne. Ses projets nécessitent beaucoup de temps entre préparation et répétitions et donc des soutiens qui ne sont pas simples à réunir, pour cet artiste qui veut s’inscrire dans une véritable éthique du théâtre public, qui mêle exigence et responsabilité.

Avec Avant la terreur, inspiré de l’entre-soi dysfonctionnel et brutal qui entoure Richard III, c’est donc un retour au plateau et une nouvelle étape de ce parcours étonnant d’artiste passionné et passionnant, dérangeant et excitant, se servant du passé pour dire « son présent », effaçant les distances, creusant toujours au cœur de l’humaine condition. Il lui faut encore et toujours habiter totalement ce lieu-théâtre, unique « lieu possible d’une parole directe ».